Saint-Saëns (1835-1921), Fauré (1845-1924), Dukas (1865-1935)
Correspondance
Rapports au maître : flatterie, reconnaissance, écart, rejet.
Rapport aux œuvres, aux esthétiques, aux interprètes.
L’élève justifie ses positions critiques auprès de son maître, positions critiques parce qu’elles pourraient sembler iconoclastes.
La correspondance équilibre les positions publiques dans le privé, équilibre donc aussi la pédagogie par un hermétisme ou bien joue sur les deux tableaux, renforce la prétérition.
La critique et la correspondance constituent un régime de discours autour de l’œuvre, s’équilibrent, équilibre figure du maître et de l’élève entre discours et musique.
Les lettres sont pleine de circonlocution, prétérition, légitime chaque prise de position par la sincérité, le respect pour le maître.
Dédiée à Camille Saint-Saëns, la Sonate pour piano est achevée le 7 septembre 1900. En décembre Dukas sera nommé membre du Comité de la Société nationale.
Saint-Saëns remercie exceptionnellement Dukas qui consacre dans la Chronique des Arts et de la Curiosité le 2 novembre et dans La Revue hebdomadaire le 9 novembre un article élogieux à la création des Barbares le 23 octobre 1901 à l’Opéra. Suite à cette chronique, Dukas interrompra sans annonce et avec force soulagement son activité de critique. En effet, il refuse d »assister Romain Rolland à La Revue d’Histoire1 il quitte la Gazette des Beaux-Arts en juin 1902 après une critique sur le Crépuscule des dieux au théâtre du Château-d’Eau.
Avec une sonate, et Debussy le constate tout comme pour la Symphonie en ut bien que trop beethovenienne à son goût, Dukas s’oppose à la tendance musicale et parvient à s’imposer après des échecs en France de Gouvy, Pfeiffer ou Pugno. Choisie en 1915 par Ropartz pour le concours de piano du Conservatoire de Nancy comme modèle contre le monstre extérieur.
Saint-Saëns envisagera de la transcrire pour deux pianos cette complexe sonate de quatre mouvement et de trois quart d’heure.
Comme plus tard Saint-Saëns au sujet d’Ariane, Debussy feint dans sa Correspondance (Hermann, 1993) de ne pas comprendre la Symphonie de Dukas. Cette fin de ne pas recevoir, ce refus d’entendre rappelle qu’une sentence critique peut ne pas même relever l’œuvre : « La symphonie de Dukas, à l’orchestre, a été une désillusion !… c’est devenu tout petit et ça ressemblait à du Beethoven mélangé de Charpentier ; je n’y comprends absolument rien… » (PALAUX-SIMONNET, Bénédicte : Paul Dukas, Papillon, Genève, 2001, p. 44.)
Publiant Ariane à la même période, l’éditeur Durand tient Saint-Saëns au courant des difficultés rencontrées pour l’œuvre, notamment du fait de Georgette Leblanc, compagne de Maeterlinck et que ce dernier a imposée. Saint-Saëns s’exprime ainsi : « En lisant la partition de Barbe-Bleue, j’avais bien pensé que le rôle d’Ariane était écrasant et que les moyens de la célèbre Georgette devaient être dépassés par un tel fardeau ! La pléthore caractérise ce rôle, mais les génies modernes ne s’arrêtent pas à d’aussi piètres calculs… » (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, pp. 175-176.)
Saint-Saëns perdurera dans ses lettre à Auguste Durand, tout d’abord celle de Londres du 13 mai 1907 : « Barbe-Bleue a eu un grand succès, comme je m’y attendais. J’attends ce barbicole quand il aura l’âge de Samson qui marche depuis trente ans et qui ne fait que croître et embellir. » (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, pp. 180-181.)
La seconde lettre vient d’Edimbourgh le 16 mai : « Je vais baisser dans votre estime mais je ne rends pas justice à la “tenue” du premier acte. Sauf le choeur de femmes qui, «étant à l’unisson, ne peut être désharmonisé et doit faire d’autant plus d’effet que c’est la première phrase musicale qu’on entend, tout le reste me fait l’effet d’un cacophonie. Je sais là que j’y entendrai de merveilleux effets d’orchestre, mais les débauches de couleur que ne sont pas soutenues par de beaux dessins constituent toujours pour moi des œuvres d’ordre inférieur. Jugez un peu si je peux aimer un système qui consiste à fuir de parti pris toute tonalité, à ne s’occuper en rien des convenances de l’oreille et de la pureté du style (on en est loin !) (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, p. 181.)
Dukas justifie auprès de son maître Saint-Saëns des positions critiques qui pourraient sembler iconoclastes. La correspondance se fait le pendant privé équilibrant les positions publiques prises dans les tribunes critiques, chacun de ces textes construit un équilibre entre le maître et le public, équilibre entre le critique et le musicien, entre le langage et la musique.
« Mon cher Maître
Je suis ravi que mon article sur les Barbares vous ait causé quelque satisfaction et je vous remercie de la façon toute bienveillante dont vous me la témoignez. Cependant, je crois que vous avez tort de mettre en doute l’entière sincérité de mon jugement – qui n’a guère que ce mérite – en supposant que je ne puis dire ce que je pense. Si toute la grande et sincère admiration, toute la reconnaissante affection que je vous porte n’ont pu me faire déguiser ma pensée, comment pourriez-vous croire que d’autres considérations pourraient agir sur mon opinion ? Soyez bien persuadé que je ne suis lié envers aucune coterie, que je suis absolument seul et que, si je suis convaincu de la fragilité des théories d’art, du moins celles que je crois justes ne sont que le résultat de réflexions personnelles et que je ne crois pouvoir revendiquer, pour mes idées, un peu de cette indépendance dont vous nous avez toujours donné le viril exemple. Je ne veux pas vous fatiguer par des discussions plus ou moins vaines sur un objet aussi complexe que celui du drame lyrique. On ne prouve le mouvement qu’en marchant et vous l’avez assez fait voie. Mais chacun a son pas et son allure et chausse à son gré des escarpins, des souliers ou des bottes. Je crois que notre tort est de vouloir imposer notre pointure à nos voisins ! Tout le mal vient de là.
Pardonnez-moi de répondre à vos comparaisons empruntées à la médecine par d’autres empruntées à la cordonnerie, en m’autorisant de la liberté de discussion que m’a toujours laissée votre grande bonté !
Et ne me croyez pas, plus qu’il ne convient, chaussé des bottes wagnériennes ! Mais je suis persuadé que dans l’état de la musique moderne, Wagner a fixé aussi complètement que possible les rapports qui doivent l’unir au drame et qu’il est impossible de faire abstraction de son effort colossal, tout comme il serait impossible à un symphoniste de faire abstraction de Beethoven. Les lois de l’évolution nous contraignent d’ailleurs à en tenir compte. Voilà le fond de mon wagnérisme et je le crois raisonnable.
Quant au reste, j’estime que nous devons nous tenir aussi loin que possible de la poétique et de la musique wagnérienne. Il ne s’agit que des principes et les scènes que vous me citez les renforcent si elles les contredisent. Assurément, il y a dans le théâtre de Wagner des scènes d’explications, de préparations, assez rudes et démesurément longues. Mais ce qu’elles annoncent ne peut être exprimé que par la musique et le fond de son œuvre serait insaisissable par le drame littéraire. Voilà ce que j’ai voulu dire. Je n’ai pas prétendu généraliser, en citant Orphée, au point d’interdire l’action au drame lyrique. J’ai choisi cet exemple pour montrer que la musique, à un certain point de lyrisme, pouvait devenir l’action elle-même. Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur ce mot. Il n’y a guère d’action dans le théâtre de Racine qui reste ce que nous avons de plus pur et de plus national en fait de théâtre. Du moins, elle est toute psychologique. Ne pensez-vous pas que Tristan, par exemple, soit plus près de cette action-là que les Huguenots, imitation lyrique des drames de cape et d’épée de la période romantique ?… »
(Lettre de Paul Dukas à Camille Saint-Saëns du 11 novembre 1901, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 159).
Reynaldo Hahn demande au maître Saint-Saëns un satisfecit pour ses textes critiques.
« Croyez, cher Maître, que toujours, où que vous soyez, ma ferveur et ma gratitude vous suivent ; ma dévotion pour vos œuvres et pour vous, je l’entretiens, je la cultive avec une véritable foi. Je ne vous demande, en retour, que de me croire absolument sincère.
Peut-être vous demanderai-je plus un jour : c’est-à-dire que lorsque j’aurai écrit quelque chose dont je serai vraiment satisfait, je solliciterai de vous la permission d’y inscrire votre nom. »
(Lettre de Reynaldo Hahn à Camille Saint-Saëns du 1er juillet 1897, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 265.)
La critique abrite la discussion sur la destination des œuvres.
En 1911, Saint-Saëns tient une chronique dans L’Écho de Paris où ses articles, plutôt des souvenirs paraissent tous les quinze jours en alternance avec ceux de Massenet. Le 24 septembre 1911, précisément, paraît l’article “Cesena”, ville d’Italie qui venait de consacrer un festival au compositeur.
Massenet prend la plume pour évoquer son admiration pour le compositeur et le critique.
« Je te lis dans L’Écho de Paris [En 1911, Saint-Saëns tient une chronique dans L’Écho de Paris où ses articles, plutôt des souvenirs, paraissent tous les quinze jours en alternance avec ceux de Massenet. Le 24 septembre 1911, précisément paraît l’article “Cesena”, ville d’Italie qui venait de consacrer un festival au compositeur.] ; j’en éprouve un plaisir extrême, et je te le dis avec élan et admiration. »
(Lettre de Jules Massenet à Camille Saint-Saëns du 24 février 1875-1881 [mariage de Saint-Saëns et de Marie-Laure évoqué dans la lettre, probablement 1877, la création du Timbre d’argent datant du 23 février], Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 431.)
La correspondance noue des liens, rejoue les rapports d’écoles et affinités électives.
Car la critique est une activité utile pour le compositeur où il se familiarise avec le répertoire et ses interprètes. La critique et la correspondance, par ces discours approfondissent les connaissances nécessaires à la composition.
« Mon bien cher Maître
Votre lettre m’a fait un bien grand plaisir, d’abord parce qu’elle m’apporte de vos nouvelles et ensuite pour toutes les choses aimables qu’elle contient. Si vous n’avez pas été trop mécontent de ce que j’ai dit de la Nuit persane [A la demande de Colonne, Saint-Saëns transforme ses Mélodies persanes pour voix et piano, écrites en 1870 d’après les vers d’Armand Renaud, en un poème avec soli, chœur et orchestre. Aux six mélodies d’origine (La Brise, La Splendeur vide, La solitaire, Au cimetière, Le Tournoiement, Sabre en main), Saint-Saëns ajoute La Fuite et Les Cygnes. La première a lieu au Châtelet, le 14 février 1892, avec Mme Durand-Ulbach et Engel pour les soli et Mlle Ferie pour les récits.], soyez sûr que je n’ai pas encore su exprimer comme il l’aurait fallu toute mon admiration pour cette œuvre exquise, si pittoresque et si neuve. J’ai fait de mon mieux et c’est trop peu encore. Mon incursion dans le domaine de la critique n’aura, du reste, été que de peu de durée ; par suite de contestations avec le directeur du Paris, j’ai déjà repris ma liberté. Je voulais ne rendre compte que de ce qui était de la musique, à savoir opéra, opéra-comique et concerts ; M. Canivet exigeait des articles sur les opérettes, vaudevilles à couplets, etc., d’où séparation.
Il faut excuser ma sortie contre les concertos ; c’était une boutade causée par un violoniste, M. Ondricek [František Ondříček], qui, chez Lamoureux, a absolument massacré le concerto de Beethoven et l’a déshonoré d’une cadence de son cru, aussi longue que ridicule. Je reconnais absolument la nécessité des morceaux de virtuosité ; mais souvent, quelle peste que les virtuoses !
Je puis vous annoncer que dimanche dernier, chez Colonne, votre Romance pour violon en ut [La Romance pour violon avec accompagnement d’orchestre ou de piano en ut majeur op. 48 achevée le 1er août 1874 et dédiée à Alfred Turban, avait été donnée au Châtelet par Pennequin sous la direction de Colonne lors du concert du dimanche 20 mars 1892.], jouée dans la perfection par le petit Pennequin, a eu un succès énorme. J’avais l’honneur d’être près de vous sur le programme avec 3 morceaux de la suite d’Hélène, mais le succès a été médiocre, l’exécution idem [Hélène, musique de scène d’André Messager pour un drame en quatre actes et cinq tableaux de Paul Delair, créée au théâtre du Vaudeville le 15 septembre 1891].
Quand pensez-vous revenir [Saint-Saëns est à ce moment-là à Pointe Pescade, près d’Alger.] ? Ma femme et moi partons dans deux jours pour l’Italie où nous comptons rester 3 semaines ou un mois. Quand vous serez de retour, soyez donc assez gentil pour me le faire savoir ; si cela ne vous ennuie pas trop, j’aurai tant de plaisir à vous voir ! Vous savez, quoique je ne sois pas très expansif, je vous aime beaucoup et je n’oublie pas combien vous avez toujours été bon pour moi ; aussi si vous voulez bien de temps en temps perdre un peu de temps avec moi vous me rendrez très heureux.
En attendant, je vous embrasse de tout cœur, et ma femme vous envoie ses meilleurs souvenirs. »
(Lettre du 23 mars 1892 d’André Messager à Camille Saint-Saëns, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, pp. 436-437.)
Lettre : le lieu d’excuse (feinte) au professeur pour les emportements que demande la critique, le journal, le divertissement du lectorat.
Saint-Saëns rappelle à Fauré, sous couvert de pédagogie (du maître à l’élève, du musicien au lecteur), que la mission du critique lorsqu’il ouvre au public les secrets des grands artistes consiste à ne pas discréditer des collègues, ne pas jeter l’opprobre sur toute la profession. Qui se pense alors comme distance absolue au public.
« Mon cher Gabriel
Tu n’aimes pas Berlioz, il n’y a rien à faire à cela ; mais tu l’exprimes d’une façon violente qui peut te faire du tort et c’est pour cela que je me permets encore de t’en parler [Saint-Saëns fait écho au compte rendu des Concerts Lamoureux dans lequel Fauré écrivait : “Le concert a débuté par l’Ouverture de Benvenuto Cellini – ouverture aux thèmes médiocre, de forme baroque et de sonorité vulgaire, que le public a d’ailleurs, froidement accueillie.” (Le Figaro du lundi 21 novembre 1904)]. Tu dois avoir la juste prétention de faire de la haute critique, de t’élever au-dessus du vulgaire en ce genre comme tu l’es dans d’autres. Or, pour faire de la haute critique, il faut savoir apprécier ce qu’on n’aime pas. Haendel trouvait Glück moins musicien que son cuisinier : il ne voyait que son insuffisance d’écriture, il ne voyait ni sa couleur, ni sa puissance dramatique. Ce n’est pas ainsi qu’un critique doit juger.
Les défauts de Berlioz crèvent les yeux ; il les rachète par la grandeur du caractère, par la personnalité, par l’étonnante création de l’instrumentation moderne. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier. Est-ce qu’on parle jamais des vulgarités et des platitudes qu’il y a dans Tannhaüser et dans Lohengrin ? L’Ouverture de Benvenuto n’est pas des plus agréables, et l’auteur lui-même ne l’a pas trouvée suffisante, puisqu’il en a écrit une autre, bien supérieure. Mais il me semble que le thème du Cardinal n’est pas si vulgaire.
Quoi qu’il en soit cette Ouverture a un mérite, celui de nous montrer dans la péroraison un procédé que Wagner s’est approprié depuis : un chant exécuté par les trombones à l’unisson et accompagné d’un trait persistant des violons. Cela mérite qu’on en parle avec une certaine déférence.
Enfin, s’il faut tout dire, nous n’avons pas tant de grands compositeurs ; laissons aux autres le soin de les débiner. Eux n’ont garde de débiner les leurs : ils ne parlent jamais que de leurs qualités.
Dixi. Pardonne-moi mes soins tyranniques, fruits amers de mon incurable affection et présente à ta famille mes plus tendres souvenirs.
C. Saint-Saëns. »
(Lettre du 24 novembre 1904 de Camille Saint-Saëns à Gabriel Fauré, Archives Fauré-Frémiet, publiée in Saint-Saëns-Fauré : Correspondance, n° 49 ; FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, pp. 251-252.
Après Berlioz froidement accueilli, la plume de Fauré posait un contraste avec la suite du concert qui « se terminait par les deux Nocturnes de M. Debussy, esquisses aux fluides contours, et par les murmures de la forêt, fort bien interprétés et très applaudis. » Fauré passe rapidement dans un exercice de style sur les œuvre ouvrant et fermant un concert de Chevillard, contenant l’extraordinaire Faust Symphonie de Liszt, un concerto de Bach pour piano, violon et flûte, de beaucoup de charme et d’une parfaite simplicité. Puis Fauré traite des concerts Colonne : avec la symphonie en si bémol de Beethoven, la Fantaisie-Caprice d’André Bloch et le Chasseur maudit de César Franck.)
Le terme “apprécier” est particulièrement bien choisi pour l’argumentaire de Saint-Saëns : il est jugement, appréciation, et approbation.
Saint-Saëns rappele au compositeur que critiquer c’est interpréter ; poussée, l’interprétation se développe selon l’intérêt que nous portons à une œuvre.
Le compositeur rappele aussi le cynisme d’une corporation qui voit le compositeur critique comme porte-parole vindicatif mais bienveillant.
Le concept de “haut” et de “bas” de Saint-Saëns n’est pas d’avantage pertinent en critique qu’en art. (haut renvoie à la logique simpliste d’une “haute critique” qui respecte une “haute œuvre”, se force d’apprécier ce qui déplait, fait d’un goût une règle méthodologique au lieu d’en faire le support d’une réflexion y compris méta-discursive.
La critique est une sommation de la prise de position, non pas d’accord.
Les défauts crèvent les yeux : ils doivent être immédiatement et parfaitement compris, et même “vus” (par celui qui sait lire la partition), ils permettent de “distinguer” (parmi) les auditeurs.
Saint-Saëns reconnaît dans l’œuvre de Berlioz une dignité musicale, digne de servir à présenter des procédés d’écriture française, renforçant d’autant l’écriture du compositeur institutionnel (de l’Institut comme de la Société Nationale de Musique) Saint-Saëns face aux influences étrangère. La critique ne donne pas du mérite à l’œuvre critique mais à l’œuvre du critique qui a le mérite de relever l’œuvre. L’œuvre est rejetée dans le “quoi qu’il en soit” par le mérite pour le critique. Saint-Saëns excuse sa critique épistolaire par ses soins tyranniques, par le mérite de Fauré à les recevoir pour s’améliorer. Il se fait l’arbre (à l’ombre duquel croît son élève) produisant les fruits amers de la critique. La critique maniant le blâme et l’éloge en vient à se répartir l’éloge patriotique et le questionnement des défauts comme moyens de récupérer des points saillants de l’œuvre. Saint-Saëns révèle le mérite de Berlioz comme préfiguration de Wagner, donc comme moyen pour Saint-Saëns de construire des filiations esthétiques. Dans le même esprit, Berlioz sert à Saint-Saëns s’il peut sauver de son oeuvre un trait d’instrumentation ou un thème (on s’imagine qu’il pense alors en compositeur à l’écriture instrumentale et à l’harmonisation du thème qu’il pourrait en faire).
Les qualités et les défauts semblent devoir se compenser. Taire des défauts étant devenu une habitude (en particulier pour les opposant incarnés par les wagnériens), il est injuste de se saborder par honnêteté en dénigrant ses maîtres. L’analyse historique et musicale fait à Saint-Saëns donner raison à Fauré. On voit ensuite l’enjeu de la défense de la musique française contre le germanisme.
La réaction de Saint-Saëns rappelle la phrase de Jean-Christophe de Romain Rolland : « Tu critiques trop de choses. Tu irrites tes ennemis, et tu troubles tes amis. Quand quelque chose va mal dans une maison convenable, ne sais-tu pas qu’il est de bon goût de ne pas en parler ? » (ROLLAND, Romain : Jean-Christophe. Dialogue de l’Auteur avec son Ombre, Paris, Albin Michel, 1978, tome 1, p. 635.)
L’optique de Saint-Saëns s’oppose directement à l’esprit que Sainte-Beuve revendiquait puiser chez Horace : « L’homme honnête et judicieux blâmera les vers faibles, critiquera les vers durs, tracera une marque noire en travers des vers plats, retranchera les ornements prétentieux, exigera qu’on éclaire les passages obscurs, dénoncera ce qui est équivoque, marquera ce qu’il en faut changer. Il se fera Aristarque ; et ne dira point “À quoi bon heurter un ami pour des bagatelles ?” Ces bagatelles conduiront le poète à des ennuis sérieux s’il est tourné en dérision et accueilli de fâcheuse manière. » (Horace, De arte poetica, v. 445-447.) La première occurrence de “judicieux”, du latin judicium, “jugement, discernement” se trouve dans le chapitre douze du deuxième livre des Essais de Montaigne, comme une des qualité qui nourrissent ses opposés, la folie meurtrière.
La bagatelle est un fait de peu d’importance, un ensemble de petits riens, un faible prix, une parole de peu de valeur, méritant peu d’attention et d’insistance. La bagatelle est une badinerie, un badinage littéraire agréable et facile, vouée à plaire plutôt qu’à construire ; en musique, une bagatelle est légère, courte et sans forme précise La bagatelle est en-deçà du concept, du critère critique : en faire un point de départ ou d’arrivée d’une œuvre c’est discréditer celle-ci. Le fait que la bagatelle soit indigne d’intérêt et fondée sur un désintérêt souligne cette double exclusion de l’œuvre : dans ses causes et ses conséquences. La bagatelle renseigne l’œuvre par l’hédonisme, elle enseigne l’approche, réciproque, d’une critique en-deçà d’une œuvre.
L’argument de Saint-Saëns d’équilibre nécessaire des qualités et défauts, des avis divergents qu’il met en avant pour dissimuler le nationalisme, ne tient pas devant la collusion dans le journal d’avis différents : l’équilibre du pour et du contre (que Saint-Saëns réserve aux maîtres reconnus), tombe lorsque nous voyons Robert Brusssel, qui partage avec Fauré la tribune du Figaro, prendre la plume le 23 octobre 1905 pour louer Berlioz pour les extraits des Troyens chez Colonne.
Puis les liens de Saint-Saëns avec Berlioz sont avérés : il a notamment produit pour Richault une réduction pour chant et piano en 1854 de Lélio op. 14 et qui sera interprétée le 21 février 1855 dans le cadre des concerts Berlioz organisés par Liszt.
La haute idée que se fait Saint-Saëns de la critique et qu’il veut faire adopter à son ancien élève peut être comprise par un autre détour dans la correspondance, avec Liszt cette fois. Saint-Saëns reçoit de Liszt une lettre le 19 juillet 1869 qui permet à Liszt de montrer son intérêt pour les œuvres du français, sous le seing privé de la correspondance, mais par une analyse musicale très détaillée.
« Très honoré ami,
Votre bonne lettre me promettait plusieurs de vos compositions ; je les ai attendues… et en attendant je viens vous remercier encore de votre second concerto que j’applaudis vivement. La forme en est neuve, et très heureuse ; l’intérêt des trois morceaux[Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sol mineur op. 22, achevé en mai 1868, créé le 13 mai 1868 à la salle Pleyel par Saint-Saëns sous la direction d’Anton Rubinstein. Ce concerto comprend trois mouvements : andante sostenuto, allegro scherzando, presto. En 1868, le concerto n’avait paru chez Hartmann que dans une version pour deux pianos, la partition complète ne paraissant chez Durand qu’en octobre 1875. Saint-Saëns dut faire parvenir à Liszt une copie de la partition d’orchestre, confiée à Regnault.] va croissant, et vous tenez juste compte de l’effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur – règle essentielle dans ce genre d’ouvrage. »
(Lettre du 19 juillet 1869 de Franz Liszt à Camille Saint-Saëns, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 389.)
Suit une analyse précise des intérêts et des possibilités de développements de la partition. « pardonnez-moi cette observation de détail chez monsieur Saint-Saëns ; je ne la risque qu’en vous assurant en toute sincérité que le total de votre ouvrage me plaît singulièrement. »
(idem, p. 390.)
Autre forme de prétérition, Liszt ne fait pas mine de ne pas parler, il fait mine de s’excuser de détailler son analyse, dénonçant par ce moyen le peu de place habituellement réservé à l’argumentation de la critique. Le commentaire comme prétérition dessine une critique en taisant (révélant en refusant de relever) des œuvres, des contextes.
Cela doit inspirer chez Saint-Saëns la volonté d’un sérieux de la critique musicale, qu’il cherche à retrouver dans un commentaire qui doit, au moins par son impartialité et son sérieux, compenser le fait que le compositeur dispose de bien moins de temps, de place, de possibilité d’enthousiasme, la connaissance de son lectorat.
Revenons à la réponse que Fauré apporte à Saint-Saëns :
« Cher Camille
Je te demande pardon de n’avoir pas encore répondu à ta lettre de Milan et de ne t’avoir pas remercié pour les bons avis qu’elle contenait et dont tu peux être assuré que je tiendrai grand compte. Seulement c’est bien agaçant d’entendre dire partout et à tout propos : “le talent est inutile, le génie suffit. Voyez Berlioz, voyez Rodin, voyez Puvis de Chavannes !” et bon nombre de nos jeunes musiciens, convaincus qu’ils ont du génie, nous envoient promener quand nous les engageons d’essayer d’acquérir du talent.
Je ne parle même pas de cette admiration bête de beaucoup de gens pour n’importe quoi de Berlioz.
Puis-je aller te demander à déjeuner ou à dîner un de ces jours ? Cela me ferait joliment plaisir. Je sais qu’Hélène a obtenu un énorme succès à Milan et j’en suis très heureux.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
Gabriel Fauré. »
(Lettre du 7 décembre 1904 de Gabriel Fauré à Camille Saint-Saëns, Musée de Dieppe, publiée in Saint-Saëns-Fauré : Correspondance, n° 50 ; FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, p. 252.)
Fauré évacue sur l’insignifiante réponse tardive, les excuses que l’élève doit à son maître pour avoir critiqué Berlioz. Fauré rappelle à Saint-Saëns qu’il est lui aussi professeur, une fonction qui, comme celle d’artiste, lui impose une sincérité historique et esthétique (comme Saint-Saëns devrait questionner son succès milanais) en même temps qu’il participe à la mondanité musicale avec ses repas.
Fauré se rapproche du principe de sympathie d’un Paul Dukas. Il a développé dans les salons un discours qui s’exprime volontaire à travers les louanges particulières les amatrices qui interprétaient ses mélodies. La sympathie n’y est pas compromission puisqu’elle retrace simplement une échelle différente dans les emportements du critique. La sympathie est impensable dans la critique d’Hoffmann, échelonnant ses verdicts selon différents degrés d’onirisme dans le dénigrement (on pense à Berlioz nourrissant ses ennemis de couleuvre ou à Wolf chassant en rêve une direction correcte pour l’opéra).
Pour Fauré, le commentaire grince d’autant plus qu’il exprime un doute ou fait passer pour personnel un goût qu’il attribue d’autant plus à sa conviction et il l’applique d’autant plus évidemment à tous ces lecteurs. Redessinant les degrés de réaction, Fauré redessine la nature du commentaire. Le critique est contraint d’être rapide, bref et percutant. Pour son lecteur familier, Fauré redessine les rapports d’intensité des termes.
La réponse de Fauré évite la querelle par une louange de l’œuvre du maître, qui lui aura toutefois permis de prendre le temps de la prétérition afin d’exprimer son désaccord profond. Cette méthode épistolaire est celle de sa critique, dont on attend une modestie et une bienséance. Fauré mentionne à peine ses œuvres.
Fauré organise sa tribune en paragraphes dont la longueur et la quantité d’épithètes donnent la mesure de l’importance de l’œuvre. Chaque paragraphe se voyant consacré à l’œuvre, la place du paragraphe dans la tribune ordonne en importance l’œuvre, a fortiori lorsqu’un dernier paragraphe évacue une œuvre à fort retentissement ou qu’un événement musical n’occupe que quelques lignes liminaires pour mettre en valeur un long coup de cœur fauréen. Il utilise ainsi le commentaire en respectant son obligation d’information dans le Figaro sur les concerts du dimanche (la tribune est publiée le lundi, voire dans la semaine lors des événements musicaux ; le 7 novembre 1910, Fauré consacre les deux-tiers de sa colonne à expliquer la fonction des concerts dominicaux, équilibre de modernité et de répertoire pour parfaire la connaissance des jeunes générations).
Fauré donne la première place (il en parle d’abord et avec longueur) aux œuvres des grands maîtres, puis une longueur à peine moins grande aux nouvelle plumes, y compris pour relativiser leur intérêt, enfin il est extrêmement bref avec l’évidence des éloges (il continue de, il prouve encore, à noter le succès obtenu) de ses amis. Enfin, un paragraphe réservé aux autres concerts, où chaque œuvre nouvelle se voit attribuer un adjectif (brillant, séduisant, curieux) ou non pour les classiques.
Le 5 février 1905, Fauré, bien que compositeur, parce qu’il est indéniablement impliqué dans le déploiement de l’œuvre, ne peut se satisfaire pour sa critique du commentaire, ne cherche pas de forme plus scientifique (dans une analyse éventuelle), ni une critique judiciaire (avec laquelle elle est liée par l’étymologie) ou une critique censure (à laquelle elle est liée historiquement).
Le commentaire lui permet d’exprimer des constats historiques et esthétiques qui reconfigurent l’appréhension de son œuvre : il constate par exemple que les poètes obtiennent raison de louer davantage la prose de Wagner à sa musique.
Ne disposant pas de maîtres admirés, la critique passe toujours après l’œuvre l’art, ne voit pas reconnue sa valeur. La difficulté de la critique, de la mission de conciliation face au travail de création artistique n’est pas reconnue : bien peu en vivent lors même qu’elle se cantonne à un travail alimentaire.
Salon, amitié, cooptage
« Cher Monsieur et ami
C’est ici, bien loin, que j’ai vu, après une semaine, la mélodie de Mrs Maddison et la charmante note qui l’accompagnait dans le Figaro. J’espère que vous voudrez bien me pardonner et tenir compte des circonstances qui ont à ce point retardé mes bien vifs remerciements [Il s’agit de la publication, dans Le Figaro du 1er octobre 1898, d’une mélodie d’Adela Maddison intitulée : Rien qu’un moment, poésie de Dante Gabriel Rossetti].
J’ai assisté ici à un merveilleux festival qui réunissait un orchestre magnifique à un excellent chœur de 400 voix tel que je n’imaginais pas qu’il en pût exister. J’ai eu le plaisir de diriger cette très intimidante phalange pour l’exécution d’une de mes œuvres la Naissance de Vénus et je reste émerveille de l’ensemble et de la souplesse si expressive de cette admirable exécution.
Avec cette même masse vocale j’ai pu entendre aussi la Messe en si de Bach et la Symphonie avec chœurs. C’était la perfection même et la splendeur absolue.
Et tout ceci se passe dans une ville de province ! Hélas, quand voudrons-nous en faire autant ! Les moyens ne nous manquent pas. »
(Lettre du 8 octobre 1898 de Gabriel Fauré à René Lara, collection M. Hanémian, FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, p. 233.)
DUKAS
Le texte comme apprentissage
C’est en juillet 1892 que Paul Dukas, alors âgé de vingt-sept ans, prix de Rome depuis 1888, ayant quitté le Conservatoire en 1889 et au sortir de son service militaire, fait ses débuts dans la critique musicale avec quatre tribunes consacrées aux représentations de la Tétralogie sous la baguette de Gustav Mahler au Covent-Garden de Londres.
Ces articles accompagnent la création de la Revue hebdomadaire, parution littéraireoù il officiera jusqu’en 1901. Il écrira également dans la Gazette des Beaux Arts de 1894 à 1902 et dans son supplément, la Chronique des Arts de la Curiosité,jusqu’en 1905. À cette date, Paul Dukas peut enfin renoncer à la critique pour ne revenir sur son apostasie qu’en 1923 avec quelques commentaires en forme de considérations éclairées d’un maître sur la vie musicale, et ce pour une presse d’opinion : dans le Quotidien – journal de l’entre-deux guerres, proche du Cartel des gauches – aussi bien que pour une presse spécialisée avec la Revue Musicale1.
La critique investit chez Paul Dukas les lieux particuliers de l’apprentissage et de la reconnaissance alors que Debussy écrit au milieu du chemin de sa vie pour compenser la perte de la rente de feu son éditeur Hartmann : il officiera moins d’un an à la Revue blanche (d’avril à décembre 1901) et au Gil Blas (dans vingt-cinq parutions hebdomadaires et pour la seule année 1903) avant de se laisser entraîner de novembre 1912 au 1er Mars 1914 par l’enthousiasme d’Émile Vuillermoz qui fait dialoguer dans le Bulletin de la S. I. M. les compte-rendus des concerts Colonne par le compositeur de Pelléas et ceux de Vincent d’Indy pour les Concerts Lamoureux. L’activité critique de Dukas se fait également emblématique de l’évolution d’une plume au fil de sa reconnaissance musicale, elle vient accompagner son apprentissage alors que, autre exemple représentatif du lien entre l’activité journalistique d’un musicien et la reconnaissance de son œuvre, la carrière critique de Fauré au Figaro ne fut qu’un complément de revenu remplaçant les cours particuliers et les inspections de Conservatoires entre ses 58 et 76 ans.
Ainsi, de part en part, la carrière musicale de Dukas se construit de front sur son travail de composition et de critique. Nous nous proposons donc d’étudier l’interaction entre les activités de critique et de compositeur qui, conjointement, asseyent un statut d’artiste et une créativité musicale selon un rapport à la littérature : forme d’écriture esthétisée permettant à une tribune de rendre compte du musical, et forme esthétique tissant des liens avec la création musicale dans le cadre d’un programme. Dans ses rapports à la critique, la littérature se fait l’inspiratrice de l’apprentissage musical ainsi que l’assise de l’expérience.
Cet esprit critique d’interprétation des matériaux pour les configurer dans un rapport langagier personnel se définit par la continuité, cet esprit qui assure la continuité des critiques et de leur lien à l’œuvre est celui de notre étude comme des articles étudiés : il se retrouve au niveau de la carrière d’un compositeur entre son apprentissage et sa reconnaissance, il offre une cohérence à l’étude musicologique en présidant au lien entre l’œuvre du compositeur et celle d’autrui, comme entre les matériaux musicaux et littéraires. Notre étude des tribunes critiques de Dukas consacrées à Wagner nous permettant de souligner le lien entre l’écriture critique et l’écriture musicale, elle incitera à une lecture de l’œuvre de Dukas par ses critiques : celles qu’il rédige comme celles qui furent rédigées sur son œuvre. Ainsi, nous questionnerons le texte critique comme source d’apprentissage de l’œuvre d’autrui et de son œuvre par autrui ; le critique paraîtra comme l’objet d’un apprentissage et la source d’un enseignement, comme déploiement du musical ainsi que le musical déploie le texte de la critique et de la prose vers le littéraire.
Il s’agira pour notre lecture croisée de l’œuvre critique et musicale de Dukas, de trouver les rapports d’exactitude qui se construisent entre le respect que le compositeur intime à ses interprètes comme à ceux de Wagner, et celui qu’il trouve dans les résonances de l’œuvre littéraire et de la musique. La cohérence de l’œuvre et de la critique de Dukas apparaîtra au révélateur de la musique wagnérienne à travers la notion de drame dont les compositeurs font le cœur d’une expression symbolique de l’inexprimable, d’une traduction de la musique en lettre, d’un rapport entre la parole et le son.
Texte et lyrisme
L’apprentissage de musicien-compositeur de Dukas, marqué par la recherche d’un terrain d’entente entre l’expressivité musicale du compositeur et les contraintes institutionnelles, trace déjà la voie d’une recherche de ce drame musical qui permettrait d’unir la lettre et le son. Les choix du compositeur se portent sur le chœur et la musique symphonique et non pas, comme à l’accoutumée pour un élève du Conservatoire et dans le respect de la hiérarchie des classes de son cursus, vers le piano et la mélodie. Le peu d’attrait pour les formes plus intimes de composition fait résonner la formation musicale du compositeur et son intérêt critique naissant. Entré au Conservatoire en 1882, Dukas est un mauvais élève de Théodore Dubois pour l’harmonie, et de Georges-Amédée Mathias pour le piano ; la musique de Dukas est tournée vers l’orchestre, sa critique se tournera vers Wagner. Les difficultés de Paul Dukas, aussi bien que de Debussy, à faire ses classes dans l’apprentissage musical traditionnel le mènent à l’orchestre, conjointement avec le besoin d’épanchement lyrique d’un lecteur romanesque : Paul Dukas composera un Chœur d’Esther en 1880, un Air de Clymtemnestre pour voix et orchestre en 1882 et une ouverture du Roi Lear datée d’août-septembre 1883.
Cette évolution du compositeur vers le lyrique et donc le littéraire est renforcée par son admission dans la classe de composition de Guiraud, une reconnaissance qui lui permet de faire de l’orchestre un outil de déploiement de l’harmonie. Paul Dukas poursuit dans l’Ouverture ses essais de composition : en Septembre 1884, Hugo de Senger, chef d’orchestre bavarois installé à Genève, s’intéresse à l’ouverture pour Goetz de Berlichingen. Cet intérêt donnera l’occasion à Dukas d’un voyage en Suisse pour entendre son œuvre en répétition à l’orchestre. De Lear à Goetz, le compositeur voyage de prose en musique, de Shakespeare à Goethe. Le roi fou du dramaturge élisabéthain ne sut que trop choisir entre ses filles, à l’image de Dukas qui donna prééminence au théâtre contre le Conservatoire, à la composition plutôt qu’à l’harmonie. Dukas se rapproprie, exorcise son apprentissage musical sur le terrain littéraire et semble renvoyer à l’institution – comme tout critique qui se respecte pour son combat du dénigrement dont il se voit la victime – la fameuse parole du troisième acte du Goetz de Goethe : Er aber, sag’s ihm, er kann mich im Arsche lecken!
Or, le pendant à l’institution du Conservatoire qu’est le concert, semble faire au compositeur l’éloge d’une telle émancipation : Dukas est complimenté par Pasdeloup à qui il porte l’ouverture du Roi Lear. Dix ans avant les critiques sur Wagner, l’intérêt de Dukas pour l’ouverture nous renseigne sur une orientation esthétique et un souci du contexte communs au compositeur et au journaliste. Faire le choix de l’ouverture, c’est choisir une tradition germanique incarnée par Beethoven et Mendelssohn et poursuivie en France par Berlioz. Choisir l’ouverture c’est également faire de sa musique une illustration du littéraire. Or, cette illustration se retrouve aussi bien lorsqu’un programme inspire la composition musicale, c’est donc bien une réciprocité du littéraire et du musical qui se construit et qui doit pouvoir se retrouver dans la tribune critique.
L’ouverture pour le Roi Lear de Dukas renvoie aussi bien à un programme théâtral qu’à l’ouverture éponyme de Berlioz datant de 1834. Dukas compose cette ouverture shakespearienne à dix-huit ans, dix ans de moins que Berlioz lorsque celui-ci s’attela à son œuvre. La forme que choisit Dukas est une révérence audacieuse à une figure de maître, audace de la révérence qui doit servir au critique de Wagner. Ce rapprochement montre que la forme musicale et littéraire de l’ouverture est pour Dukas un outil de légitimation esthétique, à laquelle l’apport littéraire ne peut que contribuer. Cette légitimation est renforcée par le travail de composition de Dukas, son orchestre et son instrumentation fournis pour une forme musicale destinée au théâtre. Composant une ouverture, Dukas compose une évocation musicale, vouée à introduire à un texte. Il fait de sa musique une actrice du drame, bien plus qu’il ne donne des gages à la forme musicale du poème symphonique qui séduit Saint-Saëns, Chausson ou d’Indy parce qu’elle assoit la confrontation hiérarchique du son et du verbe. L’ouverture, dans le cadre de la composition, va de pair avec la critique qui marque un apprentissage puis un enseignement, et ce ne sera qu’en 1897, avec l’Apprenti Sorcier, que Dukas (re)viendra au poème symphonique.
Authenticité dans la qualité d’exécution
C’est avec ce regard porté sur une fidélité au littéraire, apportée par le lyrisme orchestral comme lieu d’émancipation esthétique, que Dukas se rend à Londres pour entendre et critiquer Wagner. La fidélité littéraire s’évalue pour le compositeur critique dans la fidélité des exécutants à l’œuvre musicale :
« L’épreuve est d’autant plus intéressante qu’il ne s’agit point comme on pourrait le croire, de représentations en langue anglaise ou italienne, mais bien d’une interprétation qui conserve à l’œuvre tout ce caractère spécial dont nous parlons. Le directeur du Covent-Garden, Sir A. Harris, offre à son public des représentations d’opéras français joués en français par des Français, d’opéras italiens joués en italien par des Italiens, et, pour les œuvres de Wagner, il a engagé les principaux chanteurs wagnériens, ceux qui ont maintes fois joué à Bayreuth, ou ailleurs, les rôles qu’ils remplissent à Londres. Un orchestre de près de cent exécutants, rompus aux difficultés techniques et aux exigences du style de Wagner, a été recruté en Allemagne et confié à la direction de M. Mahler, un chef d’orchestre de la grande lignée. Les décors et les costumes sont aussi conformes que possible au goût malencontreux d’Outre-Rhin. Bref, ces représentations ont un caractère d’authenticité absolue, et pour qui a vu jouer les opéras du maître à Munich ou à Vienne, il n’y a que le public de changé. »2
Le lyrisme qui fait résonner littérature et musique sert pour Dukas à rendre vivante, donc fidèle, une prose critique qui rend ainsi compte de l’œuvre de Wagner, telle qu’elle est vécue par un artiste : « Tous ces bons Allemands y vont d’aussi bon cœur qu’à Munich ou à Bayreuth, où beaucoup ont joué. Cela m’a rappelé mon voyage de 1886 »3. Pour Dukas, compositeur se faisant critique de son collègue Wagner, la fidélité des interprètes permet l’ouverture du public et sa juste compréhension, ce que vise précisément à atteindre le critique, ce pour quoi il se fait un médiateur entre la production et la réception de la Tétralogie à Londres : « Les cinquante mille allemands de Londres en fournissent la majeure partie. Mais il y a aussi pas mal d’Anglais et d’Anglaises, attentifs et épatés »4
Comme nombre de ses collègues, Dukas aura l’occasion d’attribuer au peu de temps disponible la piètre qualité des exécutions de ses œuvres et lorsque Dukas se fait thuriféraire de la direction mahlérienne de Wagner, de la compréhension profonde de l’œuvre wagnérien par ses chanteurs de Bayreuth, c’est également sur une forte authenticité de la tradition de programmation du théâtre britannique qu’il insiste. La critique comme lieu d’analyse de l’exécution wagnérienne devient un lieu de construction d’un comparé dont le comparant absent est à l’évidence l’œuvre de Dukas lui-même, de l’auteur de la comparaison : Dukas confronte le temps alloué pour l’exécution exacte de Wagner, le temps d’une tradition qui accompagne les interprètes et le peu de temps dont son œuvre dispose, tout comme le peu de temps dont dispose un critique pour rédiger un avis. En effet, le temps disponible devient, avec l’accélération de la presse, un enjeu statutaire du critique comme du compositeur (associant les deux qualités dans un nouveau statut d’acteur du champ musical) et ce temps de la critique vient à se confondre avec le temps de l’interprétation et de la rédaction de l’œuvre. La tribune se fait ainsi un déploiement de l’œuvre critiquée, comme la plume critique, lieu de construction esthétique et d’apprentissage, devient un lieu de représentation de son propre œuvre musical.
Dukas critique musical se plaint du peu de temps qui lui est laissé pour penser, pour composer ses critiques d’une grande richesse disciplinaire. Tel le compositeur, le critique a besoin de temps pour maîtriser les moindres pans de l’œuvre : le texte et la musique dans leur rapport intime et ce texte tel qu’il se déploie dans une tradition d’interprétation, dans un lieu, dans un décor. Partant d’une connaissance et d’une compétence de compositeur et d’auditeur, Dukas déploie sa critique à l’image du compositeur déployant son œuvre de son habitus de Shakespeare ou de la tragédie de Racine. C’est dans l’inspiration du détail, d’un méticuleux travail de critique que Paul Dukas se fait compositeur, attaché particulièrement dans les rapports à la vocalité, à trouver le lien intime de la musique et du langage.
Narrativité des exécutions
Paul Dukas emploie toute la force de l’ironie pour rappeler l’évidence qui consiste à jouer une œuvre comme elle fut pensée, avec des interprètes formés à sa tradition. L’évidence se fait l’alliée objectif de l’exactitude, pour ce qui concerne la musique comme pour ce qui concerne son lien avec la critique : une tribune trouvant dans la construction d’un discours, une évidence du musical. Des outils rhétoriques et littéraires tels que l’ironie se font alors sarcasme contre les dérives de l’opéra et des théâtres parisiens, prompts à la coupure, à la traduction et aux adaptations. « Les artistes allemands en représentation à Londres n’ont sans doute pas jugé à propos de donner aux Anglais une interprétation de la Walküre plus originale et plus saisissante que celle qui suffit au public de leur pays, et ils ont joué l’ouvrage comme on le joue couramment chez eux, c’est-à-dire en opéra. »5
Paul Dukas, conservant l’idée de son œuvre comme modèle, déchantera toutefois quant à l’authenticité des productions étrangères de Wagner, les besoins de la réclame n’entamant pas la qualité des interprètes mais ne pouvant se défaire de la coupure, tradition en forme de hantise pour tout compositeur mais aussi pour tout journaliste ou homme de lettre à moins qu’il n’embrasse l’esthétique du feuilleton et de la miniature. L’article travaille la censure par le langage, et d’abord la restriction de la page, comme le compositeur combat la coupure.
« Dira-t-on que ces représentations se passent à l’étranger et qu’on a tellement dit aux Français qu’à l’étranger tout était parfait ou du moins honnête et consciencieux en matière musicale, qu’ils ne pourront croire à cette concurrence inattendue dans l’art d’accommoder les partitions ?
Eh bien ! on doit l’avouer, à la confusion de notre amour-propre national, l’étranger n’a rien à nous envier sous ce rapport, et ses directeurs de théâtre sont aussi habiles que les nôtres. La meilleure preuve nous en est fournie par les ouvrages de Wagner. L’Allemagne tient ces ouvrages tout prêts pour l’exportation avec les coupures traditionnelles, car il est à remarquer qu’au théâtre, la tradition commence par les coupures : on la reconnaît à cela, on ne la reconnaît même généralement qu’à cela. En se transportant à Londres, la compagnie germanique en représentation à Covent-Garden a donc apporté ses coupures avec elle, comme il convient à toute troupe respectueuse des traditions. Et nous avons eu une Walküre allégée et considérablement diminuée à laquelle un auditeur de bonne foi ne pouvait décemment rien comprendre. »6
“L’esthétique” de la coupure repose sur les habitudes de concerts hebdomadaires, qui accommodent une série d’extraits d’œuvres méprisant la narrativité que les ouvrages peuvent construire entre eux, comme ceux qu’ils pourraient construire avec d’autre textes. Dénoncer la coupure est l’occasion pour le compositeur de transmettre la connaissance particulière d’un adepte des pèlerinages à Bayreuth (et la transmission d’une connaissance devient compréhension du texte critique et de l’œuvre, de l’écrivain et du compositeur) et de remarquer tout de même l’action d’une nation pour favoriser son compositeur (action qui contraste singulièrement avec les rapports de Berlioz et de Dukas avec les institutions nationales). Dukas note même combien le compositeur d’outre-Rhin est bien traité en France, et emploie la figure de style de l’antonomase, faisant de Charles Lamoureux le thuriféraire du wagnérisme (comme Pasdeloup fut celui du succès orchestral initial de Dukas), lui qui depuis 1884 inscrit si souvent des œuvres de Wagner dans ses Nouveaux Concerts : Lamoureux est « le champion de Wagner, qui lui doit, somme toutes, la plus grande partie de son triomphe en France »7. Avec la présentation du défenseur de Wagner, Dukas questionne celle du thuriféraire de son propre œuvre, et il le fait en démontrant la force d’un discours pour défendre une œuvre, y compris grâce à celle d’autrui.
La présentation des espoirs et de leur déception dans la tribune déploie la réception artistique selon une temporalité qui invite le lecteur à reconstituer, dans une réponse au dialogue que devient le discours critique face à la musique, son propre vécu de l’œuvre en le confrontant à celui présenté par la tribune. Le lecteur se fait ainsi interprète d’une critique qui se fait productive. Le récepteur se meut avec l’œuvre, comme la compagnie théâtrale avec la tradition dramatique.
Pour le chef d’orchestre, contraint de satisfaire sans les moyens scéniques la soif de wagnérisme du parisianisme musical – allié objectif des théâtres comme du conservatoire – le compositeur trace, avec un déploiement de son œuvre, une mission critique de fidélité à la dramaturgie de l’œuvre. Dukas, réputé pour son exigence et ses déceptions lors des premières de ses œuvres n’a de cesse de prôner l’exactitude dans l’interprétation : ce concept d’exactitude doit alors être questionné pour révéler tout ce qu’il permet de comprendre du rapport à l’œuvre modèle d’autrui et au lien entre son œuvre musical et sa mise en discours. Dans son application à l’interprétation, le concept d’exactitude peut se révéler tautologique ou bien dangereux : soit l’exactitude est un préalable, et sans elle il n’y a pas d’exécution, soit l’exactitude est un but, et alors l’exécution n’est pas une interprétation, l’œuvre se réduit à son immédiat rendu. Cependant, si l’exactitude est un soutien de l’expressivité du compositeur, les marques de sérieux de l’exécutant renforcent le lien dramaturgique entre musique et texte et se révèlent comme autant de choix d’interprétation. Le concept s’élargit de fait notamment au rapport entre l’œuvre et le texte qui peut en rendre compte, comme avec le texte qui a pu inspirer la musique. C’est avec cette notion de l’exactitude que le musical se fait la reproduction exacte d’un esprit littéraire, c’est avec elle que le discours apparaît comme choix cohérent d’un matériau traduisant le musical par le déplacement entre l’effet voulu et l’effet ressenti.
« Est-ce à dire que nous avons eu, de Siegfried, une représentation soignée au point de ne laisser rien à désirer ? Non certes, nous venons de dire pourquoi : il n’y a pas d’exécution supérieure sans une scrupuleuse exactitude, et toute interprétation qui manque volontairement à cette condition essentielle se condamne d’avance elle-même, sinon à la médiocrité, du moins à ne pas s’élever au-dessus de l’ordinaire. Malgré la bonne volonté des chanteurs et de l’orchestre et le louable effort de chacun, l’exécution de Siegfried était donc ordinaire, étant incomplète. »8
Le compositeur critique se voit confronté à l’interprétation comme étape de couronnement d’un travail esthétique. Confiant dans son œuvre, le compositeur ne se limite pas à prôner une simple transmission de caractères notés en sons, le respect que Dukas affiche pour le chef d’orchestre Mahler et pour les interprètes lui permet de souligner qu’ils mettent en avant un travail de composition. Il s’agira pour le compositeur critique de relier cette qualité de l’exactitude à une qualité de plume. Lorsqu’il se fait critique, le compositeur conserve en fait un critère de sérieux qu’il souhaitait voir présider à l’interprétation de ses œuvres. Le sérieux que demande le compositeur devient critère d’exécution et de représentation de l’œuvre, en ce qui concerne l’interprétation musicale comme en ce qui concerne la rédaction de la critique : en sons comme en mots. Le sérieux dramaturgique donne sens à l’exactitude comme l’interprétation donne sens à l’exécution.
Les critères de compositeurs construisent des critères de critique : celui-ci se doit de suivre l’œuvre partition et poème à la main, atteignant ainsi le même sérieux que le chef d’orchestre et le compositeur. Le critique-compositeur veut être face à l’œuvre d’autrui lors de l’exécution, tel qu’il est face à sa propre œuvre, manifestant un égal intérêt, ainsi que le prône Dukas en 1902, lors de la création de Siegfried à l’Opéra de Paris « Il va sans dire que l’analyse détaillée d’une musique semblable est impossible autrement que le poème et la partition à la main »9
Ce sérieux permettra au critique de combler l’infrangible fossé qui sépare la musique du discours, comme il le permet à l’interprète autant qu’au compositeur de mettre en musique son inspiration littéraire, autre partition de l’interprète. La construction d’un respect du musical se fait alors une construction de son unicité, de son identité-ipse qui l’identitifie (identité-idem) au littéraire. « La musique est, d’ailleurs, de tous les arts celui qui, par sa nature même, se prête le moins à une transposition verbale des sensations qu’il éveille en nous, et la meilleure manière d’analyser une partition sera toujours, en fin de compte, de conseiller au lecteur d’aller l’entendre. »10
Silence admiratif
Le retour à l’œuvre est un retour à son exécution, non pas à sa partition. Le retour à la musique n’est pas le recours à un document, à une volonté originaire mais à son déploiement, il est un retour à l’interprétation, qui peut notamment être littéraire. La construction apparemment idiosyncrasique du musical laisse toujours un recours au discours puisqu’elle laisse le recours au silence, comme la littérature semble investir son discours de tout ce qu’elle tait. Ainsi Dukas remarque en 1893 à l’occasion de la création de La Walkyrie à l’Opéra de Paris et concernant son troisième acte : « selon nous, le plus beau des trois. Ici encore il nous semble impossible de détailler nos admirations… ; toutes ces créations d’un génie musical vraiment titanesque nous subjuguent trop fortement par leur inouïe grandeur, pour que nous ne sentions pas le ridicule que nous encourrions à en vouloir donner idée au moyen de phrases apprêtées. »11
La critique se plonge dans l’art littéraire de la prétérition, ramassant les qualités de l’ironie, du silence et du recours au discours comme naturel de l’interprétation : littéraire, la prétérition révèle ce que le langage ne peut que dire. Il s’agit de rendre compte y compris du silence face à l’œuvre, d’exprimer l’inexprimable, le sublime comme il caractérise traditionnellement la réaction face à la nature, ici la réaction littéraire face au génie :
« La Walküre, c’était le torrent d’hiver qui tombe des glaciers et se rue aux précipices avec un sauvage fracas d’arbre brisés et de granits arrachés ; Siegfried, c’est le beau fleuve qui coule lentement dans un merveilleux paysage de beau fleuve qui coule lentement dans un merveilleux paysage de Mai : les fleurs des rives, la flamme du soleil, les beaux nuages de pourpre se mirent dans la moire mouvante de ses ondes ; il les reflète longuement et, s’en, comme à regret, perdre leur image dans les vagues sans repos de la mer… »12
Face à l’œuvre, le compositeur relève le défi de construire un rapport entre texte et musique, un rapport qui détaille l’œuvre avec exactitude, dans l’esprit du littéraire qui construit son texte dans le détail signifiant du langage. Sept ans après ses chroniques consacrées à la Tétralogie, Paul Dukas se confronte à Tristan et fait de la tribune musicale le lieu d’une légitime réflexion sur la littéralité, nous dirions même sur la littérarité. La tribune critique devient le lieu de (ré)conciliation de la musique et du drame.
« Peut-on entrer dans le détail d’une œuvre semblable ? Il faudrait pouvoir ne pas séparer l’expression poétique de l’expression musicale qui fait corps avec elle. Le drame véritable est dans la symphonie, dans l’entrecroisement continuel des mélodies mères, dont la signification s’adapte au langage articulé.
Grâce à elles, chaque mot se prolonge en un verbe sonore, d’une portée infiniment plus large que celle où atteint sa littéralité. Aussi, puisque toutes les accumulations d’adjectifs demeurent impuissants à évoquer la sensation musicale, faut-il désespérer d’enfermer dans la précision des phrases les impressions éveillées par un drame écrit dans une langue si complexe et si riche. Généralement on isole dans le compte rendu, le drame de la musique. On en parle comme d’une œuvre théâtrale récitée. Rien n’est plus propre que ce procédé à faire méconnaître ce qu’il y a d’essentiel dans la pensée de Wagner. »13
Critique et drame
Les critères établis dans la critique de Dukas et qui déploient une influence du drame dès son apprentissage technique, se retrouvent dans la production musicale du compositeur qui construit à mesure une cohérence entre texte et musique. Ainsi, la critique de Paul Dukas est-elle un lieu où se joue la rénovation musicale du drame par le texte. La question musicale de l’époque semble se focaliser sur le leitmotiv et la construction d’une logique dramatique, d’une unité d’expression théâtrale du lien entre texte et musique qu’il permet. Composant Ariane, pour faire résonner la structure dramatique et musicale avec les symboles de l’écriture de Maeterlinck, Dukas travaille le dessin de son œuvre en une quinzaine de motifs dans son premier cahier d’esquisses, chacun représentant des états d’être, des lieux ou des objets. On soupçonne chez Dukas un wagnérisme discipliné qui fait de chaque mesure de l’opéra, du “conte musical” des épisodes. Pourtant, critiquant en 1892 Le Rêve de Bruneau, Dukas émet des doutes quant à la tentative d’un accommodement du wagnérisme au tempérament français. Par son travail textuel, le compositeur combat dans la lettre, un dogmatisme leitmotivique qui se voit condamné comme la satisfaction d’une suite prédéfinie de notes prétendant incarner un lien immédiat à un objet ou sentiment. Dukas, dans les motifs de rappel d’Ariane retrouve la théâtralité debussyste, la littérarité des thèmes conducteurs de Berlioz. Si le drame wagnérien s’impose d’avantage que le leitmotiv dans la musique française, c’est que le lien indissociable entre le texte et la musique se fait inter-génération esthétique.
Cette reconnaissance des particularités de la musique dans sa confrontation à un discours qui doit en rendre compte et qui devient muet soutiennent la critique de Paul Dukas. Ce sont donc les tribunes du compositeur qui lui permettent de rappeler à Max Heller, en mars 1906, le rapport de traduction qui se construit entre la musique et le texte afin de construire la dramaturgie : « La musique traduit les idées larges, élevées, un peu mystérieuses, symboliques, beaucoup mieux qu’elle ne se prête à l’expression des sentiments d’une rigoureuse précision. »14
Les critiques des textes de Dukas
Dès lors, la compréhension du drame par Dukas semble guider par la cohérence l’étude des critiques faites sur ses choix de compositeur. La critique musicale composée par un compositeur concilie les compositions de son destinataire et de son destinateur. L’article critique contribue à exprimer l’esthétique d’un artiste en reconfigurant une œuvre. Le travail littéraire de critique musical qui est celui de la littérature inspirant la musique comme de celle irriguant sa plume critique, qui est l’outil du drame, de l’ironie et du silence, se déploie pour Dukas dans sa composition : la rédaction d’une critique contribue au déploiement de son œuvre, au même titre qu’un programme littéraire.
Nous pouvons ainsi nous pencher sur les choix de livret qu’a opérés le compositeur, permettant une construction musicale et incitant même à une réaction critique prolongeant ses choix textuels sous la plume d’autrui. Paul Dukas maîtrise les enjeux inhérents aux textes mis en musique, et leur réception : comme Debussy, il choisit avec son opéra Ariane et Barbe-Bleue un texte de Maeterlinck et relève ainsi le défi d’un livret dont l’inertie pose problème à la musique, cinq ans après les péripéties de Pelléas. Dukas attire l’intérêt sur son livret, et contraint les critiques à un choix : soit commettre un hors-sujet en dénigrant l’œuvre par son seul texte, soit appliquer la méthode du compositeur et suivre, poème et partition à la main, l’application du créateur à mettre en musique la prose symboliste. Comme ce devait, c’est à un compositeur, Gabriel Fauré, que revient de révéler cette question posée au critique par le compositeur, et d’y répondre en révélant au lecteur ses enjeux, musicaux et textuels : « Comment s’aventurer à travers l’exquis poème d’Ariane, tout parsemé de pensées précieuses, de délicats symboles, sans redouter d’y poser un pied aveugle ? Et ces symboles volontairement mystérieux, comment sans les meurtrir, briser l’enveloppe qui les renferme ? Comment, sans les alourdir, essayer de fixer leur signification ? »15
Le choix littéraire de Dukas est un choix esthétique, le choix qu’opère un discours pour configurer un rapport globalisé au monde musical. Ce choix configure la pierre angulaire du rapport à l’autre musical et notamment du rapport au maître, qui est aussi un rapport au littéraire pour celui qui discourt. Dukas vise à maîtriser une part du discours sur son œuvre en construisant le rapport particulier du musical au littéraire. Il recueille alors les éloges de Fauré, comme l’incompréhension de Saint-Saëns, révélant ainsi que l’amitié de ces deux compositeurs-critiques garda solides des liens esthétiques mis à mal par la critique musicale. Ainsi donc, réagit Saint-Saëns à Ariane en faisant mine de ne pas comprendre, ce qui est la plus haute forme de dénigrement sous la plume d’un compositeur établi, qui fait de sa tribune le déploiement de sa parole comme explication de tout sentiment musical par l’analyse : « Je n’ai rien compris, personne ne me l’ayant expliqué et j’ai le malheur de ne pas avoir le sens du symbole, de ne voir que ce qu’on me montre et ne comprendre que ce qu’on me dit. »16
Les autres reproches adressés à Dukas visent le choix du texte, et semblent adressés à la pratique textuelle du compositeur, notamment définie par sa critique. Dujardin parle du texte d’Ariane comme d’une pochade17 ; Jacques Rivière mentionne « un livret détestable » et même Maeterlinck dénigre son « Poème assez médiocre » dans une lettre à José Bruye en 193618. Que les reproches envers la musique puissent se résumer à ceux envers le livret, que le terme de pochade soit une dénégation est symbolique du véritable lien d’identité qui est cherché entre la musique et le texte, dans un opéra comme dans une critique : la pochade est une esquisse qui montre des qualités mais pâtit de sa rapidité du trait. La pochade est une image esquissée, insuffisante dans le contexte de la mise en musique à créer des bases de relations artistiques pour le compositeur. Le rapport de cette critique à ce que Dukas désamorçait par l’ironie de sa propre plume est ici encore frappant par l’ironie : la critique de Dujardin prend la forme d’un jugement lapidaire, d’une pochade à laquelle on ne sait que rajouter, de peur de mener trop loin un raisonnement amputé. Dukas combat cette inertie en attirant à travers Ariane la critique sur son livret, sur le singulier défi de mettre en musique l’inertie de la prose de Maeterlinck, d’un drame qui nait de l’objet se faisant symbole et de la combinaison des symboles.
L’inertie du livret et de son rapport à la musique se travaillent dans le rapport de la critique à ses contraintes commerciales. Les arguments des critiques réagissant au travail de Dukas pâtissent déjà de l’obligation de réagir aussi promptement que la culture se produit, et non que le littéraire inspire ; leurs critiques sont largement motivées par une hâtive association de l’argument publié dans le programme de la première et de la réputation des acteurs célèbres du déploiement de l’œuvre (le succès du librettiste, les lettres de crédit du compositeur, la gloire des exécutants, le prestige du public). Si les critiques se divisent sur le symbolisme de la pièce – de fait sans le remettre en cause –, la prosodie et le registre verbal faits d’affectations, d’oppositions éculées lorsqu’elles ne sont pas incohérentes sont décriés : livret et musique sont analysés comme deux entités distinctes, jugés l’un à la suite de l’autre, ce que l’écriture même de Dukas combattait, ce que combattait sa critique.
Par son livret et pour son orchestre, l’opéra devient au regard des critiques une symphonie avec texte :
« Il y a dans la partition de Dukas beaucoup de choses, qui sont de la plus robuste et de la plus fière en même temps que de la plus profonde et de la plus émouvante beauté […]. Le drame est avant tout et plus que tout symphonique. Il l’est par la prédominance de l’orchestre […]. Il l’est encore par le développement le plus poussé mais aussi le plus large et le plus clair des idées musicales […]. La partition a néanmoins des parties et des beautés vocales […]. Ainsi l’œuvre se partage, dans une certaine mesure, entre deux principes : celui de la symphonie et celui du chant ou de la voix. »19
Montcornet reprend cette formule dans Le Petit Journal, tout comme Jacques Syrval dans L’Évènement qui publie un article identique (il s’agit en fait d’un seul et même écrivain). Jean Huré dans Le Monde musical leur répond : « La musique de Dukas m’a paru fort bien exprimer la grandeur mystérieuse du drame. Elle est riche en thèmes fermes et clairs, riche d’orchestration variée et habile, riche de construction solidement symphonique. C’est une longue symphonie avec chant. »
L’œuvre de Dukas atteint à un de ces échos critiques, à ces évidences qui irriguent la formulation d’un jugement esthétique grâce à la construction de son rapport entre le texte et la musique : dans l’Aurore, A. de Roca insiste sur la beauté particulière d’une musique qui a su comprendre l’œuvre de Maeterlinck. Par cette construction opératique, Dukas oriente également la prose critique vers un dépassement de ce qui fait d’ordinaire les choux gras des journaux et le corps maigre de l’interprétation esthétique : Magnard semble évacuer l’exécution pour ce qu’elle laissa de commérages lorsque Maeterlinck tenta d’imposer sa femme comme cantatrice, et le critique s’adressant directement au compositeur peut ainsi mettre en avant une partition « noble, hautement intellectuelle et d’une force qui s’impose. C’est du grand art. Vous avez même trouvé, continue-t-il, le moyen de mettre de la clarté dans un poème qui n’en semblait pas abondamment pourvu. »20 Debussy, dont on connaît les relations délicates qu’il entretint avec Maeterlinck du fait de cette même cantatrice que le dramaturge voulut leur imposer, conclut dans un reproche des plus flatteurs : « Partout et toujours, la musique dominatrice du poème. »21
Concernant le rapport entre le texte et la musique, Litté dans La Grande Revue parle enfin d’un tour de force d’une musique qui rend réciproque l’action qu’elle a sur le texte, qui précise l’émotion d’un rapport esthétique littéraire comme musical :
« Il fallait que la musique, pour rendre la pièce intelligible, prêtât au poème l’appui réel que le poème, jusqu’alors, était habitué à donner à la musique. C’est ce qu’elle a réussi à faire, et de quoi on ne saurait trop louer le compositeur. Cette musique est beaucoup plus lumineuse que la fable souvent obscure à plaisir.
Obligée à la description, elle fait plus encore : elle donne un sens à des fait imprécis, elle crée une action dans un drame où la parole compte si peu qu’on pourrait, semble-t-il, sans grande peine, la remplacer par une pantomime, par un ballet féérique. S’il y a du chant dans cette pièce, il n’est pas du tout sur la scène, il résulte de l’ensemble même de la musique […]. C’est une symphonie chantée. »22
Louis Laloy, dans la Chronique des Arts, peut également se montrer thuriféraire du rapport particulier de la musique de Dukas au dramatique :
« La musique de Dukas est si forte qu’en bien des endroits c’est le drame, ou pour mieux dire, c’est le texte qui semble superflu ; et son œuvre est presque comparable à un poème symphonique orné de chants. Ces chants supprimés, la musique tiendrait debout encore, tout entière, car elle se gouverne par ses propres lois. »23
Le lien entre musique et texte se voyant examiné, les reproches mêmes faits à Dukas servent à une analyse de la construction dramaturgique et du rapport aux maîtres. Comme ce fut le cas pour Beethoven avec Fidelio, Dukas se voit reprocher de ne pas avoir fait corriger les imperfections littéraires de ses livrets. Le compositeur fondant sa construction du musical comme vision du littéraire répond dans la Revue hebdomadaire de février 1899 en revendiquant à son profit cette comparaison beethovenienne dans la sincérité du rapport au texte. Le compositeur ne modifie pas un texte qui précède à l’opéra, sa musique construit un dialogue qui assume des choix d’écriture. « Il n’y a pas de drame musical au sens où ces mots ont été compris, c’est-à-dire de drame exprimé par la musique, il n’y a, il ne peut y avoir qu’un monologue du musicien en présence d’un drame. »24
Dukas réitèrera ces idées en août 1911, rappelant que la plus grande cohérence du texte soutient le développement d’une musique qui s’en inspire, raison pour laquelle les maîtres qu’il s’élit, Berlioz et Wagner, composèrent (d’après) leurs propres textes. Il en va de même pour les affinités qu’il construit, son ami Debussy étant le dédicataire d’un pièce pour piano La plainte, au loin, du faune…, référence aux rapports personnels que la musique peut construire avec la poésie, avec les choix poétiques ou la baguette de Mahler, avec la prose de Mallarmé, Maeterlinck ou d’Annunzio. « La musique si belle soit-elle ne suffit pas. Il faut le drame vrai, complet et organique pour que la musique s’y joigne sans fissure ; autrement, c’est une juxtaposition ou une transposition qui transfigure tant bien que mal la petite histoire. Et ce n’est pas le drame. »25
Compositeur-critique, incarnation des expressions poétiques et musicales
Dans sa chronique du 1er avril 1935 de La Revue de Paris, Constantin Photiadès rapproche les activités de critique et de compositeur de Dukas :
« Ses chroniques de La Revue hebdomadaire attestaient un savoir littéraire et philosophique des plus étendus. Sa prose, autant que sa musique, valait un choix sans complaisance, une rectitude indéfectible. Nul souci d’éblouir, rien pour la façade. Un goût trop foncièrement original pour être jamais extraordinaire. Une suite pareillement certaine dans les idées et dans les harmonies, un art épuré où la forme ne semblait vivre que par la grâce de l’esprit, voilà certes les conditions d’une supériorité à toute épreuve. »26
La production critique de Dukas est ainsi l’occasion de porter un regard sur sa musique comme sur celle d’autrui, de réinventer son apprentissage en reconfigurant ses rapports aux compositeurs (comme Berlioz le fit dans ses articles et ses Mémoires), comme la production littéraire est l’occasion de composition. Le souci d’une exactitude littéraire que cherche à transmettre le texte critique assure la musicalité de l’objet traité.
Le compositeur fait de la critique un compte-rendu de la dimension littéraire du musical. Le critique se satisfaisant de rendre compte du musical en autant d’adjectifs, vise à remplacer à peu de frais le travail de composition musicale par une suite de trouvailles sémantiques. Le critique enferme alors une expression dans un langage dont elle venait précisément de s’échapper. La construction d’un discours en rapport avec la dramaturgie musicale est l’occasion d’une contribution à la discipline critique. La critique de Dukas est un travail de recherche du juste épithète, de la qualité de ce qui vient définir un nom comme une œuvre, du dilemme du prédicable ou de l’ineffable auquel un compositeur vient apporter toute l’assise d’une connaissance qui motive la justesse du choix d’un terme27 :« l’œuvre (ou son exécution) n’est jamais traduite que sous la catégorie linguistique la plus pauvre : l’adjectif. »28 L’épithète est l’outil publicitaire par excellence. Paul Dukas est conscient que dans un milieu journalistique ouvert, l’épithète est l’outil de louanges pressées comme l’arme d’attaques et qu’il s’amende ou se renforce à l’écoute, par l’interprétation consciencieuse. « L’épithète est dépréciée. L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. »29
Composition et critique, actes d’écriture
La publicité que le compositeur combat par le développement du message critique, se voit retournée contre le compositeur dont l’œuvre est ramenée à des choix textuels (preuve nouvelle, si besoin était, de la cohérence du discours critique qui se voit reprocher précisément ce qu’il accomplit). Attestant une évolution des statuts du musicien, qui se joue dans les amphithéâtres comme dans les tribunes, Saint-Saëns ironise contre Dukas et la confusion des genres que développent des compositeurs qui se font critiques. Les tribunes du critique servent alors à discréditer l’œuvre du compositeur qui ne pourrait se détacher de cette intellectualisation de la musique. A fortiori, la critique servant la critique, la nourrissant dans une proximité proche de l’anthropophagie, elle s’éloignerait d’autant de la musique.
« La critique tout entière doit être satisfaite ; c’est un critique en personne que la Direction de l’Opéra lui donne à dévorer, pour commencer. M. Dukas écrit sur la musique des articles savants et clairvoyants. La Symphonie qu’il a fait jouer est une production de critique ; c’est comme un long pensum que l’auteur se serait infligé pour prouver aux musiciens dont il décortique les produits que, critique, il ne craint pas de montrer à ceux qu’il juge ce dont il est capable »30.
Pourtant, cette proximité, ce fonctionnement circulaire d’une parole qui se développe en fait un adjuvant musical. Le compositeur importe son statut particulier dans le champ critique. On le voit par le fait que son œuvre est examinée à l’aune de ses écrits critiques et réciproquement. Pour le compositeur-critique, chaque texte, chaque œuvre crée des relations intertextuelles avec ses autres productions, comme avec celles d’autrui, chaque pan de son activité “juge” l’autre, critique l’autre.
La critique du compositeur pose la question d’un rapport entre le musical et le littéraire ; ce rapport, s’il veut être davantage qu’une transposition immédiate d’une “méta-créativité” d’un matériau l’autre, se doit de présenter un devenir-écrivain du compositeur. Aucune transformation n’est possible d’une matière à l’autre – nommément du littéraire au musical – sans modification du rapport à leurs matériaux. Il n’y a pas de mutatis mutandis dans l’œuvre, c’est là tout l’intérêt du texte qui entre en dialogue avec la musique.
L’écriture est un prisme, une composition littéraire et musicale, une diffraction de la créativité du texte et du son, de la tribune et de l’œuvre qui permet la traduction. La capacité d’écriture du musicien se fait même un sujet de valorisation de l’œuvre musicale par la filiation critique dans laquelle elle inscrit, ainsi que l’exprime le préfacier de la collection des critiques du compositeur : « Paul Dukas sait être journaliste sans être démagogue, musicologue sans être abscons, critique sans être partisan, homme de lettres sans être pédant. En cela, il est peut-être avec Schumann et Berlioz, bien davantage que Wagner qui se fait théoricien et apologue de lui-même, l’un des plus beaux exemples de ce que l’on pourrait appeler les musiciens-écrivains. »31
Sous la plume d’un compositeur au fait de l’importance d’un dire qui soit sémantique et musical, la critique se fait un lieu de choix d’influences littéraires et musicales, donc de construction artistique. La critique atteint à ce que Barthes nomme un « acte de pleine écriture »32 : la pleine écriture se devant d’être littéraire comme musicale.
Le compositeur choisit les sujets dont il traite dans sa critique comme autant de modèles esthétiques que son écriture reconfigure. Ces choix sont tout autant ceux du compositeur qui place ou rédige un texte en épigraphe de son œuvre ou comme livret de son opéra. Le texte critique s’inscrit dans une constellation de rapports entre le texte et la musique, il permet de comprendre les choix textuels du compositeur et par là ses choix musicaux. L’inexprimable musical conserve tout son mystère (sans repousser l’interprète dans un relativisme généralisé) en renforçant une parole sur la musique qui se fait lieu de résonance des sons et des termes choisis en correspondance.
1Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 54-85.
2“I. – L’Or du Rhin” Revue Hebdomadaire, 16 juillet 1892, IN Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 56-57.
3Lettre à Adrien Dukas (juillet 1892). – cf. Correspondance de Paul Dukas, Choix de Lettres établi par G. Favre (Paris, Éditions Durand, 1970).
4Ibid.
5“II. – La Walküre” Revue Hebdomadaire, 23 juillet 1892, IN Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 65.
6Ibid. p. 66.
7Revue Hebdomadaire, 2 octobre 1897, p. 140
8“III. – Siegfried” Revue Hebdomadaire, 30 juillet 1892, IN Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 78.
9Gazette des Beaux Arts, février 1902, p. 166.
10“II. – La Walküre” Revue Hebdomadaire, 23 juillet 1892, IN Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 65.
11Revue hebdomadaire, mai 1893.
12“III. – Siegfried” Revue Hebdomadaire, 30 juillet 1892, IN Favre, Georges (1970). « Les débuts de Paul Dukas dans la critique musicale ». Revue de Musicologie, T. 56e, No. 1er, p. 70-71.
13“Tristan et Yseult”, Revue Hebdomadaire, Décembre 1899, p. 100.
14cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 198.
15Fauré, Gabriel : Figaro du 11 mail 1907, cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 192.
16Saint-Saëns, Camille, cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 194.
17cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 196.
18Commentateur anonyme du Constitutionnel, cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 196.
19Camille Bellaigue dans la Revue des Deux Mondes, cité IN Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 196.
20Palaux-Simonnet, Bénédicte (2001). Paul Dukas, Genève : Papillon, p. 180.
21Ibid.
22Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 198.
23Ibid.
24Paul Dukas à Brussel, cité dans Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 199.
25Ibid. p. 200.
26Perret, Simon-Pierre & Ragot, Marie-Laure (2007) : Paul Dukas, Paris : Fayard, p. 82-83.
27cf. Barthes, Roland (1982). « Le grain de la voix », L’obvie et l’obtus Essais critiques III, Paris : Seuil, p. 58.
28Ibid. p. 57.
29Valéry, Paul (2002) « Le bilan de l’intelligence », Variété III, IV et V, Paris : Gallimard, p. 287.
30Lettre de Camille Saint-Saëns à Gabriel Fauré, datée du 24 novembre 1904 à Milan, reproduite dans la Revue de Musicologie, 1972, t. LVIII, numéros 1-2, par Jean-Michel Nectoux, puis en volume : Gabriel Fauré et Camille Saint-Saëns. Correspondance, Revue de Musicologie, 1973 ; lettre citée encore par Michel Louvet dans Le Courrier Musical de France, 4è trimestre 1974.
31Préface de Jan-Vincent Richard, Juillet 1979, p. 7-20, IN Dukas, Paul (1980). Chroniques musicales sur deux siècles 1892-1932, Paris : Stock, p. 14-15.
32Barthes, Roland (1966). Critique et vérité, Paris : Seuil, p. 47.